Victimes des guerres 1992-1995

L’association « Forum zena » et trois femmes bosniaques ont reçu notre aide financière avec l’argent qu’a rapporté la vente du calendrier Ad Pacem 2022.

Histoire de l’organisation « Forum zena »

L’association « Forum des femmes » de Bratunac (Udruženje « Forum žena » Bratunac) est une organisation non gouvernementale fondée en 1999 à Bratunac. Depuis sa création, elle s’engage à promouvoir la participation des femmes à la construction de la paix et à la réconciliation en défendant les droits des femmes et des filles afin de rétablir le dialogue entre les femmes de différents groupes ethniques. L’organisation opère dans la région de Srebrenica, où les femmes et les enfants ont subi diverses formes de torture pendant la guerre.

Depuis le début, les responsables de l’organisation apportent un soutien psychologique aux femmes et aux filles en leur offrant un lieu sûr où elles peuvent partager les récits de leurs traumatismes et ainsi développer une compréhension mutuelle. De nombreuses femmes et filles continuent de souffrir du déni et de la négligence des autorités et des prestataires de services publics et constituent encore l’un des groupes les plus marginalisés de Bosnie-Herzégovine, incapables d’accéder à la justice, à la vérité ou à la réparation. Aujourd’hui, elles transmettent leurs sentiments aux nouvelles générations par le biais des récits familiaux ; elles influencent et façonnent ainsi la vie des générations suivantes en transmettant un traumatisme transgénérationnel.

La guerre en Bosnie-Herzégovine s’est terminée avant la fin de 1995, mais une paix durable n’a pas encore été établie. Les poursuites contre les suspects de crimes de guerre se poursuivent encore de nos jours, et nos concitoyens sont en outre psychologiquement accablés par la couverture médiatique des procès. Bien que les commémorations annuelles collectives des souffrances et les visites massives des sites d’exécution soient des événements importants qui aident les survivants à faire face aux événements tragiques, elles peuvent accroître le stress et les réactions de deuil (retraumatisation).

Même 27 ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, aucune stratégie de justice transitionnelle n’a été adoptée pour aider les citoyens à faire face au passé et à éliminer les responsables de la vie institutionnelle et politique par le biais de la lustration ou du vetting. Il arrive souvent que des victimes ainsi que ceux qui faisaient partie du système ou des formations militaires pendant la guerre, soient aujourd’hui employés dans des institutions publiques, ce qui ne fait qu’accentuer la méfiance. Cela est particulièrement évident au niveau local, où la confiance dans les systèmes d’éducation, de santé et de sécurité revêt une grande importance.

Dans le cadre de son travail, l’association aide souvent ses bénéficiaires à satisfaire leurs besoins quotidiens, par exemple en leur proposant la livraison à domicile (nourriture, médicaments, etc.), en les accompagnant dans des institutions sanitaires ou sociales, etc., car il y a beaucoup de femmes âgées qui ont perdu des membres de leur famille et vivent seules. Ces femmes sont de retour dans les zones rurales des municipalités de Bratunac et Srebrenica où les transports publics ne fonctionnent pas, ce qui complique encore plus leur quotidien.

Depuis 2010, l’organisation est engagée dans la mise en œuvre de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies dans le cadre du plan d’action national (PAN) sur la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies « Les femmes, la paix et la sécurité » en Bosnie-Herzégovine. L’accent est mis sur une plus grande participation des femmes et des filles aux postes de décision dans une société post-conflit. Il s’agit d’un processus continu où l’association travaille en même temps avec les jeunes femmes et les jeunes filles qui sont des membres actifs des partis politiques et des organisations de jeunesse en soutenant leurs performances politiques et leur éducation conformément à la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, afin qu’elles puissent plaider pour une société sans violence et une plus grande visibilité des femmes et des jeunes filles dans la communauté.

En outre, l’association organise fréquemment des réunions conjointes auxquelles participent des femmes qui ont survécu à la guerre et à la violence sexiste, des candidates potentielles et des femmes nommées à des postes de décision. De cette façon, les survivantes de la violence ont la possibilité de parler de leurs problèmes et de leurs besoins, et les femmes politiques peuvent ainsi mieux représenter leurs besoins.

Malheureusement, la plupart des besoins et des priorités des femmes ne sont pas suffisamment reconnus par les donateurs ou les politiques de la Bosnie-Herzégovine. La priorité est principalement donnée à l’autonomisation économique, sans soutien juridique et psychologique complet pour les femmes et les filles, qui sont sous-représentées aux postes de décision.

M. B.

M. B. est née en 1951 à Hadžići, dans le village d’Odžak.

« Au début de la guerre, j’avais 41 ans et je vivais avec ma mère dans notre maison familiale dans le village Odžak da la municipalité de Hadžići. Je n’étais pas mariée, mais j’étais employée dans la société « Bosanka ». Jusqu’à la guerre, j’avais une vie épanouie. Je ne sais toujours pas aujourd’hui comment la guerre a commencé ni pourquoi elle devait arriver, ni pourquoi je devais vivre pour voir que ma vie et celle de ma mère devaient changer en un seul jour. Lorsque l’armée a fait irruption dans notre maison, ils nous ont dit que nous n’avions pas le droit de sortir de la maison et que si nous nous faisions remarquer en dehors de notre cour, nous serions mortes.

Depuis ce jour, notre maison était en fait une prison pour nous. Les lignes téléphoniques étaient coupées et nous étions isolées, sans information sur ce qui se passait. Cet été-là (1992), nous pensions que nous aurions de la nourriture car nous vivions dans un village et nous pensions que la guerre allait bientôt se terminer. Nous sommes restées dans notre maison jusqu’en 1993. Je ne savais jamais quand ils viendraient chez nous pour nous maltraiter, et ce n’étaient pas seulement les soldats, mais aussi nos voisins récents qui nous insultaient, jetaient des pierres sur notre maison et prenaient notre bétail et notre nourriture.

Je leur ai pardonné tout cela, mais je ne puis pardonner l’humiliation par les abus sexuels que ma mère a dû écouter ou parfois même regarder. Cela me hante encore aujourd’hui alors que ma mère est morte, et depuis 1993, lorsque nous avons été échangées, jusqu’à sa mort, nous n’avons jamais discuté de ce qui s’est passé dans notre maison pendant cette période.

Je n’en ai jamais parlé en détention à Pale, car personne ne nous a demandé ce que nous avions vécu et subi, mais ils nous ont placés dans un centre d’accueil en dehors de la ville. Un mois après notre arrivée à Pale, ma mère est décédée.

En novembre 1995, on nous fit savoir que ceux qui le voulaient pouvaient aller à Bratunac, parce que la municipalité était déterminée à prendre les réfugiés de Hadžići. Nous avons été placés dans des centres collectifs en dehors de la ville et avons reçu une aide humanitaire contenant de la nourriture et des articles d’hygiène.

Depuis, plus de 7000 d’entre nous, réfugiés de Hadžići, sont venus à Bratunac, mais nous ne nous sommes pas beaucoup mélangés avec les citoyens locaux. Nous avons entendu dire qu’il existait une association de femmes et que nous pouvions y venir librement pour parler.

Je pourrais écrire un livre sur mes expériences, mais dès que je commence à écrire, je suis bouleversée et des images et des souvenirs me reviennent, de ma maison et de ce que j’y ai vécu. Je ne suis jamais allée dans le lieu de souffrance de ma mère et de moi-même. J’ai vendu en 2005 la maison et je vis maintenant dans un studio. Je vis avec mon chagrin, ma douleur et je vis en nettoyant les escaliers et les appartements des femmes employées.

Au sein de l’association, j’ai eu l’occasion de parler à d’autres femmes qui se trouvaient elles aussi dans des camps réels ou des camps d’origine et qui ont subi différentes formes de torture pendant la guerre ; j’ai maintenant des amies qui me comprennent et nous nous soutenons mutuellement.

À Bratunac, le 28 avril 2022. M. B. »

J. J.

J. J. est née en 1947 dans le village de Ježestica, municipalité de Bratunac.

« Je me suis mariée et je suis allée au village Čumavići, municipalité de Srebrenica, où j’ai vécu avec ma famille jusqu’au début de la guerre en 1992. Ma famille s’occupait d’agriculture et c’était là notre principale source de revenus. J’ai donné naissance à quatre enfants pendant mon mariage avec mon mari, trois fils et une fille.

Au début de la guerre en Bosnie-Herzégovine, j’ai été placée en détention avec ma famille et mes voisins du village de Čumavići, dans la municipalité de Srebrenica, et nous avons été placés dans le camp de Donji Potočari. J’ai été détenue dans le camp du 6 mai 1992 au 13 juin 1993. Durant cette période, avec les prisonniers, j’ai été exposée à diverses formes de torture physique, mentale et sexuelle.

Deux de mes fils étaient avec moi dans le camp, ainsi que mon mari et ma belle-mère, qui ont également été maltraités. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à savoir ce qui a été le plus dur pour moi, le fait d’avoir été maltraitée ou le fait que mes enfants l’aient été.

Le fils aîné, qui était un adulte, a été maltraité physiquement et battu jusqu’à l’épuisement. Le plus dur pour moi a été de voir mon fils inconscient et couvert de sang et de ne pas être autorisée à lui venir en aide.

Mon fils cadet, qui était encore mineur pendant sa captivité, a été emmené plusieurs fois pour être exécuté. Ils m’ont demandé de choisir une arme ou un outil qu’ils utiliseraient pour le tuer. Je les ai suppliés de me tuer en premier, ne voulant pas voir mon enfant être maltraité.

Mon mari, ainsi que d’autres hommes, ont également été maltraités, tant physiquement que mentalement. Ils étaient battus devant nous. Nous étions obligés de les voir subir des violences physiques, sans pouvoir les aider.

Les femmes et les jeunes filles qui étaient en captivité avec moi ont été maltraitées physiquement et sexuellement. Nous avons été emmenées pour être interrogées et ramenées dans le groupe après 4 ou 5 heures. Le plus dur pour nous était que nos proches savaient ce qu’ils nous faisaient, mais ils ne demandaient jamais rien. Les femmes plus âgées nous tendaient généralement de l’eau et nous lavaient le visage pour que nous reprenions nos esprits. Aucune d’entre nous ne s’est approchée de l’autre ou n’a parlé, parce que nous savions ce que chacune d’entre nous avait vécu. Certaines d’entre elles ne se sont jamais remises et deux sont mortes peu après avoir quitté le camp.

Puis, un jour, ils sont venus, nous ont toutes emmenées du camp et nous ont dit que nous allions à Bratunac pour un échange.

Immédiatement après l’échange, nous avons appris que les prisonniers de la municipalité de Srebrenica avaient été libérés, parce que la Croix-Rouge internationale était sur le point d’arriver.

Après l’échange, la tragédie a continué dans ma famille car mon mari et mon fils aîné sont morts des suites des mauvais traitements qu’ils avaient subis. Malheureusement, ils n’étaient pas les seuls, car deux femmes qui étaient en captivité sont également mortes.

Je ne suis jamais retournée dans ma maison et je suis restée vivre seule avec mon chagrin à Bratunac. Je sors rarement, principalement pour rendre visite à un médecin ou à l’Association.

À Bratunac, le 28 avril 2022. J. J. »

M. D.

M. D. est née en 1963 à Bosanski Brod.

« L’histoire de ma vie est très douloureuse et choquante. 30 ans se sont écoulés depuis la terrible guerre qui m’a tout pris et a laissé des cicatrices dans ma vie ainsi que dans celle de mes enfants.

Avant la guerre, je vivais dans ma maison familiale avec mon mari et mes trois enfants mineurs à Novi Grad qui appartient à la municipalité d’Odžak. Entre le 18 et le 19 avril 1992, les premières grenades sont tombées de Croatie sur notre territoire et la guerre a commencé le lendemain. Mon mari est mort le 22 avril, tué d’une balle dans la poitrine par des membres du HVO (Conseil de défense croate). Je n’avais même pas 30 ans lorsque je suis devenue mère veuve de trois jeunes enfants, ma fille aînée ayant alors 7 ans, mon fils n’ayant même pas 5 ans et la plus jeune n’ayant que 9 mois. Depuis lors, ma vie harmonieuse est devenue un enfer. Outre la perte de mon mari pendant la guerre, j’ai subi de nombreuses violences physiques et mentales.

J’ai passé deux mois en captivité avec mes enfants. Ce sont des jours que je ne peux pas effacer de ma mémoire et je ne voudrais pas qu’ils se reproduisent, ne les souhaitant même pas au pire des ennemis. J’ai été violée par six membres du HVO, qui étaient principalement mes voisins du lieu avoisinant. Je vais citer leurs noms : Marijan Brnjić, Ilija Jurić, Ilija Glavaš, Pavo Glavaš, Martin Barukčić. J’ai fait mes déclarations, j’ai été appelée à témoigner et à reconnaître les auteurs et un seul d’entre eux a été condamné à 6 ans de prison, mais il est toujours libre. C’était difficile pour moi de les affronter après tant d’années, mais j’espérais que la justice serait rendue. J’ai développé des problèmes de santé supplémentaires. J’ai eu une crise cardiaque en 2015, à laquelle j’ai survécu de justesse. Les témoignages m’ont ramenée en 1992 et il n’était pas facile de revivre tout cela, rien que dans mes pensées. Je me suis souvenue des événements les plus brutaux, et cela m’a mis mal à l’aise. Je me suis souvenue de toutes les violations, des malédictions, des coups de poing, de l’acte même de viol où l’on me forçait à mettre leurs organes génitaux dans ma bouche, ce qui, même maintenant, me dégoûte et m’humilie énormément. J’ai souffert des douleurs insupportables, j’étais couverte de sang, j’ai supplié les violeurs de me laisser. J’ai supplié Dieu de me prendre, mais il m’a donné la force de survivre même à l’impossible et d’être avec mes enfants.

Ma fille aînée et mon fils se souviennent de certains événements du camp, tandis que ma plus jeune enfant ne se souvient même pas de son père, mais elle a subi un traumatisme à travers moi alors qu’elle n’avait que 9 mois. Ils me l’ont même enlevée et l’ont jetée dans un fossé. Alors que les soldats avançaient, je suis revenue la chercher et l’ai prise dans mes bras. C’était une question de vie ou de mort. La perte même de mon mari a été douloureuse pour moi, sans parler des violations et des survivants. Aujourd’hui encore, je ressens beaucoup de peur et de malaise. Mon état de santé est altéré et sans de fréquentes visites chez les médecins, les psychiatres et les psychologues, je ne serais pas là où je suis maintenant. Leur thérapie m’aide et me calme. Mes enfants me donnent la force et la foi en un avenir meilleur, et sans eux, ma vie n’aurait aucun sens. Il est triste que je n’aie presque aucune compensation en tant qu’épouse d’un combattant tombé dans notre pays. L’argent que je reçois pour les tortures que j’ai subies ne suffit même pas à payer mes médicaments, sans parler d’une vie normale.

Pourtant, je crois qu’il existe des gens bien et que je ne suis pas seule dans ce monde. Je suis reconnaissante à tout le monde pour toute forme d’aide, d’attention, de compassion. En ces temps difficiles, un mot gentil signifie beaucoup.

Bosnie, avril 2022. M. D. »